Michel Rocard et les logiciels libres

La première rencontre entre Michel Rocard et les communautés du logiciel libre eut lieu le 5 septembre 2001, lors d’un dîner organisé à Strasbourg par Gilles Savary, l’un de ses collègues députés européens du Parti des socialistes européens (PSE). Ce dîner fut le point de départ de son engagement dans une bataille politique de longue haleine qu’il mena jusqu’à son terme, le 6 juillet 2005, avec le rejet par le Parlement européen, en deuxième lecture, du projet de directive sur la « brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur ».

Michel Rocard n’était pas un familier des ordinateurs. Il continuait à coucher ses idées sur le papier, à l’encre marron de son stylo à plume, chaque ligne se décalant un peu à droite de la précédente, laissant à ses assistants le soin de mettre en forme la version numérique de ses interventions. Cependant, il mesurait parfaitement la portée de la révolution numérique et des bouleversements sociaux et économiques qu’elle induisait, ayant déjà réfléchi à ces sujets au sein du « Groupe des dix » créé par Jacques Robin [1]. Son mode de pensée, analytique, lui permettait d’aborder chaque problème de façon systémique, en considérant ses causes, conséquences et interrelations avec les différentes composantes de la société, sans se perdre dans des méandres techniques. Ainsi, c’est une fois pesés les enjeux économiques et les conséquences industrielles et de souveraineté de ce dossier, qu’il s’y investit pleinement.

Brevets logiciels et logiciels libres

Historiquement, les systèmes de brevets modernes établis à la fin du XIXe siècle étaient destinés à pérenniser des savoirs industriels jusqu’alors gardés secrets, en garantissant à leurs détenteurs un monopole d’exploitation temporaire en contrepartie de la divulgation des procédés revendiqués. Afin d’éviter l’extension abusive de ce système aux méthodes intellectuelles, comme cela s’était déjà vu en France avec la loi sur les brevets de 1791, le périmètre de la brevetabilité avait été défini par le fait que, pour constituer une invention brevetable, une innovation devait apporter une contribution dans un domaine « technique », ce dernier terme impliquant « l’usage contrôlé des forces de la nature ». Autrement dit, seuls les procédés innovants relevant du monde physique pouvaient être revendiqués.

L’émergence de l’industrie informatique, après la Seconde Guerre mondiale, eut plusieurs effets. En premier lieu, elle conduisit le législateur à s’interroger sur la protection juridique à octroyer aux logiciels, biens immatériels d’un genre nouveau. Parce que l’écriture d’un logiciel s’apparente à celle d’une œuvre écrite (puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de formaliser dans un certain langage un ensemble d’idées et de processus de pensée), c’est le droit d’auteur qui fut choisi pour cela, le système des brevets ayant déjà, à l’époque, été jugé inadéquat. En deuxième lieu, elle conduisit à ce qu’un certain nombre de mécanismes industriels innovants embarquent désormais des ordinateurs pour leur contrôle (systèmes de freinage ABS, boîtes de vitesses automatiques, etc.), donnant naissance à une catégorie d’inventions « pilotées par ordinateur ». En conséquence, si la Convention du brevet européen (CBE) de 1973, toujours en vigueur, stipule bien que les programmes d’ordinateurs (logiciels) ne sont pas brevetables, l’interdiction de brevetabilité ne s’applique qu’au logiciel « en tant que tel », une invention pilotée par ordinateur devant toujours pouvoir être brevetable dès lors que la « contribution technique » relève bien de l’usage innovant des « forces de la nature ».

Cependant, de grands industriels de l’informatique et les offices de brevets n’étaient pas satisfaits de cet équilibre : les premiers, parce que le droit d’auteur, en protégeant chaque logiciel créé, ne permettait pas, à leur grand dam, d’établir de monopole de droit sur tout un secteur d’activité ; les deuxièmes, parce que l’ensemble des revenus de l’industrie logicielle échappait à leur commerce (la principale source de revenus des offices de brevets étant les frais de dépôt et de renouvellement sur les brevets qu’ils délivrent).

C’est ainsi que, depuis le milieu des années 1980, par des décisions issues de leurs propres « chambres d’appel » pourtant juges et parties, les grands offices de brevets mondiaux (notamment, l’US Patent and Trademark Office, USPTO, et l’Office européen des brevets, OEB) s’étaient engagés, de leur propre chef, dans un processus d’extension de la brevetabilité au domaine de l’immatériel. Ils forgèrent pour cela le terme d’« invention mise en œuvre par ordinateur » (or ce que met en œuvre un ordinateur, c’est bien un logiciel), et prétendirent que, pour qu’une innovation soit brevetable, il suffisait d’une contribution nouvelle (telle qu’un nouveau logiciel) utilisant des « moyens techniques » (tels qu’un ordinateur non innovant). Cette construction intellectuelle déviante était cependant illégale. Pour légaliser a posteriori ces pratiques, alors qu’une révision de la CBE en leur sens avait échoué de justesse en 2000, restait l’option d’une législation européenne ad hoc. La Commission européenne, sensible à la voix des lobbies, se mit donc à la tâche, produisant en 2000 une étude sur « l’impact économique de la brevetabilité des programmes d’ordinateurs », préalable à un projet de directive dont la première version fut publiée en 2002.

Les principales cibles des brevets logiciels sont les PME, TPE et développeurs individuels, qui n’ont pas les moyens de se défendre contre des procès abusifs en contrefaçon. Dans cette catégorie se rangent également les développeurs de logiciels dits « libres », c’est-à-dire diffusés selon des licences (s’appuyant sur le droit d’auteur) qui mettent à disposition des tiers le « code source » de leurs logiciels, exposant ainsi ouvertement leurs méthodes algorithmiques. Parce que les « libristes » ont, depuis les tout débuts de l’Internet, l’habitude d’échanger et de collaborer mondialement, et sont attentifs aux aspects juridiques concernant le logiciel, la menace des brevets logiciels, déjà réelle aux États-Unis, était bien identifiée. Ainsi, dès le moment où les projets de la Commission européenne furent connus, s’organisa en 1999 un collectif européen d’entrepreneurs et d’activistes, appelé « Eurolinux ». Il fut rejoint plus tard par une fondation dédiée à ces enjeux, la FFII, plus accueillante pour les PME dont les modèles économiques n’étaient pas basés sur des licences libres.

Michel Rocard au cœur de la bataille parlementaire

C’est à la suite des premières Rencontres mondiales du logiciel libre, organisées en juillet 2000 à Bordeaux, que j’intégrai le collectif Eurolinux. L’une de nos premières tâches fut d’alerter les parlementaires européens, et c’est à cette occasion que je pris attache avec Gilles Savary, député européen PSE de la région Sud-Ouest. Gilles Savary était alors membre de la commission ITRE (industrie et transports) du Parlement européen (PE). Convaincu par nos arguments, il commença à sensibiliser sa commission et son groupe parlementaire. Cependant, constatant l’importance du lobbying déjà engagé par les promoteurs de la brevetabilité logicielle, il sollicita la personne qui lui semblait la plus à même de pouvoir convaincre ses pairs s’il était lui-même convaincu : Michel Rocard. D’où le dîner en question [2] qui rassembla, outre Michel Rocard, Gilles Savary et Harlem Désir, quelques activistes dont j’étais, incluant Philippe Aigrain [3] qui travaillait alors à la Commission européenne. Après que nous lui eûmes exposé nos arguments pendant une vingtaine de minutes, il nous interrompit pour poser deux questions synthétiques, qui montraient qu’il avait immédiatement saisi les enjeux considérables du dossier. Il était intéressé, mais pas encore convaincu. Pour autant, afin d’avoir la main sur le dossier, il le fit attribuer pour avis à la commission Culture du PE, qu’il présidait alors.

Michel Rocard ne s’engageait pas à la légère, et adorait la stimulation intellectuelle offerte par de nouveaux horizons. En la matière, il ne fut guère déçu, découvrant, au gré des actions militantes auprès du PE, une communauté d’activistes « libristes » agissant de façon peu conventionnelle, inondant quasi-instantanément les boîtes courriel des eurodéputés de contre-argumentaires étayés à chacune des déclarations des pro-brevets, et parfois fort peu diplomates [4]. Il n’empêche : amoureux de la culture et du partage du savoir, il mesurait les potentialités d’un univers numérique dans lequel ce qui était conçu une fois pouvait être rendu librement accessible à tous à faible coût [5], et que ces brevets détruiraient [6]. Il s’agissait également de souveraineté numérique : la légalisation de ces brevets en Europe donnerait un avantage d’antériorité aux brevets des entreprises étasuniennes, leur octroyant un droit de vie et de mort sur l’ensemble de notre industrie logicielle [7].

Il lut avec attention les argumentaires de tous bords, cherchant les idées-forces et les failles de logique de chacun, afin de dégager, si possible, une route de compromis qui satisfasse l’ensemble des parties. Face aux pro-brevets qui argumentaient que, sans ceux-ci, l’Europe serait à la merci des États-Unis, car incapable de protéger ses « inventions », il constata l’évidence : peu importait que les États-Unis disposassent de brevets logiciels et pas l’UE. Les brevets étant des instruments territoriaux, les entreprises européennes ne seraient pas désavantagées par l’absence de tels brevets en Europe, sachant qu’elles pouvaient très bien s’en faire délivrer aux États-Unis si elles le souhaitaient, l’UE restant une « zone sûre » pour ses propres PME. Cet argument finit d’emporter sa conviction ; les manœuvres des pro-brevets la renforcèrent chaque fois plus. Le compromis étant impossible et la décision prise, il fallait tenir.

Le discours qu’il prononça lors de la réunion de la commission parlementaire aux affaires juridiques du PE avec le Commissaire McCreevy, le 2 février 2005, expose les différentes manœuvres qu’utilisèrent les pro-brevets pour tenter d’arriver à leur fin, et renvoie ces derniers à leurs contradictions [8]. Michel Rocard n’aimait ni la vulgarité, ni l’intimidation : face à un commissaire McCreevy qui, lors d’une discussion technique privée, lui demanda en éructant s’il « voulait la guerre », il répondit avec flegme et fermeté que « des guerres, il en avait déjà arrêté deux, mais que ce n’était pas parce qu’il était un homme de paix qu’il céderait à l’intimidation », clouant le bec à son interlocuteur [9].

Au final, le projet de directive fut rejeté en deuxième lecture (une première dans l’histoire de l’UE), le 6 juillet 2005, par le score écrasant de 648 voix contre 14, et 18 abstentions ; les pro-brevets votèrent également contre le texte, craignant des amendements ultérieurs qui auraient pu explicitement forcer l’OEB à réviser ses pratiques, qui perdurent à bas bruit.

Cette bataille parlementaire et les arguments échangés firent progresser sa réflexion sur les modèles économiques à l’ère numérique, en soutien des vues de Rifkin sur l’économie de l’accès [10]. Il en vint à considérer les capacités d’échanges informationnels entre contributeurs et communautés comme un moyen de sortir d’un système capitaliste centré sur la rente et la rareté, et les licences libres comme vecteurs juridiques d’un modèle d’organisation sociale à favoriser [4]. Il y retrouvait la possibilité de mise en œuvre des idéaux socialistes et autogestionnaires qu’il embrassa dès le début de sa carrière, et qu’il a toujours défendus.

Références

  1. Wikipedia, « Jacques Robin (médecin) », https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Robin_(m%C3%A9decin)
  2. Gilles Savary, « Hommage à Michel Rocard », blog Inventer à gauche, 14 septembre 2016, http://www.inventeragauche.com/non-classe/hommage-a-michel-rocard-par-gilles-savary/ (la date du dîner mentionnée dans l’article est incorrecte)
  3. Philippe Aigrain, Sharing, Culture and the Economy in the Internet Age, Presses de l’Université d’Amsterdam, 2011, https://paigrain.debatpublic.net/?page_id=3968
  4. Michel Rocard, Préface du livre Droit des Logiciels – Logiciels privatifs et logiciels libres de François Pellegrini et Sébastien Canévet, Puf, novembre 2013, pp. 7-15, https://www.puf.com/sites/default/files/Droit%20des%20logiciels.pdf
  5. Florent Latrive et Laurent Mauriac, « Michel Rocard : Tout le monde se copie et c’est bien ainsi », Libération, 30 juin 2003, https://www.liberation.fr/futurs/2003/06/30/tout-le-monde-se-copie-et-c-est-bien-ainsi_438265/
  6. Perline et Thierry Noisette, La bataille du logiciel libre, La Découverte, 2004, pp. 90–105
  7. Michel Rocard, Discours introductif au vote du Parlement européen en deuxième lecture, 5 juillet 2005, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/CRE-6-2005-07-05-ITM-006_FR.html
  8. Michel Rocard, Discours prononcé lors de la réunion de la commission parlementaire aux affaires juridiques du Parlement européen (JURI) avec le Commissaire McCreevy, 2 février 2005, https://archive.framalibre.org/article3575.html (enregistrement audio disponible ici : https://archive.framalibre.org/IMG/rocard1.ogg)
  9. Thierry Noisette, « Michel Rocard, héros victorieux de la lutte contre les brevets logiciels », https://www.zdnet.fr/blogs/l-esprit-libre/michel-rocard-heros-victorieux-de-la-lutte-contre-les-brevets-logiciels-39839198.htm
  10. Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, mai 2005, https://www.editionsladecouverte.fr/l_age_de_l_acces-9782707146083

[Cet article est paru dans le n° 35 de septembre 2021 de Convictions, le bulletin de l’association MichelRocard.org, pp. 5-8]

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Hommage à Philippe Aigrain

15 juillet 1949 – 11 juillet 2021

[Crédits : P. Aigrain]

Il m’est très difficile de vous parler de Philippe Aigrain. Au delà de la grande tristesse que j’ai ressentie en apprenant son décès au cœur de la montagne pyrénéenne qu’il adorait (son identifiant Twitter était « @balaitous »), l’étendue des domaines qu’il a arpentés, de ses contributions théoriques et de ses actions pratiques, des communautés qu’il a irriguées voire même fondées, peut donner le vertige. Que dire ?

Il était d’abord un informaticien, enthousiasmé par les possibilités d’échanges offertes par les systèmes et réseaux numériques, et des ponts que ceux-ci pourraient créer entre les personnes et les communautés. Après une thèse de doctorat soutenue à l’université Paris VII sur l’interprétation des expressions du langage APL, il orienta ses recherches vers l’analyse et l’indexation de ressources multimédia et les interfaces homme-machine, dirigeant jusqu’en 1996 une équipe de recherches à l’IRIT dans ce domaine.

Dès ses premières actions en faveur des radios libres, visant à supprimer le monopole de l’État sur les fréquences hertziennes, ont transparu deux lignes-force de sa personnalité. La première est la nécessité de conceptualiser finement chaque sujet, en termes de jeux d’acteurs et d’enjeux économiques et sociaux. La deuxième est l’engagement personnel dans l’action, selon l’adage « penser global, agir local », choisissant toujours l’angle d’attaque permettant de maximiser son efficacité.

C’est ainsi qu’il quitta le monde de la recherche académique pour aller travailler, de 1996 à 2003, à la direction générale « Société de l’information » (DG XIII, puis « InfSo ») de la Commission européenne. Il s’employa à y insuffler des politiques favorables aux logiciels libres, qu’il considérait comme les clés d’accès du plus grand nombre au monde numérique. Il y lutta contre les tentatives de mainmise des acteurs économiques dominants sur le savoir et les capacités industrielles de l’Europe dans le domaine du logiciel, en s’opposant notamment à la légalisation en Europe des sinistres « brevets logiciels ». Il participa à convaincre Michel Rocard, alors député européen, de s’engager dans cette bataille politique (ils se connaissaient bien, leurs deux pères, précurseurs de la physique nucléaire française, ayant été amis). Puis, constatant que ses propositions étaient régulièrement contrées au sein de l’institution européenne, et convaincu qu’il pourrait agir plus efficacement hors de ses murs, il en partit sans regret.

Tout au long de sa vie, Philippe Aigrain s’attacha à promouvoir les « biens communs » et, notamment, les « communs numériques ». Il considérait ceux-ci comme partie intégrante d’une « autre mondialisation », bénéfique, et devant être intégrés à l’agenda du mouvement alter-mondialiste en cours de structuration dans une « coalition des communs ». Investi dans le collectif européen Communia, il fut l’un des principaux contributeurs au Manifeste pour le domaine public (2010).

Témoin du lobbying acharné des multi-nationales (du divertissement, de la génétique, de l’agro-chimie, etc.) pour privatiser les communs, et fidèle à sa méthode, il analysa et exposa ces enjeux dans un ouvrage accessible au plus grand nombre : Cause commune, l’information entre bien commun et propriété (2005). C’est dans cet esprit qu’il lutta contre les lois DADVSI et « HADOPI », et définit à cette occasion un mécanisme alternatif de rémunération des auteurs, la « contribution créative » (aux effets similaires à la « licence globale » proposée par d’autres mais qu’il trouvait juridiquement peu solide). Ce dispositif, devant permettre l’accès de tous au savoir numérisé et son partage à but non-lucratif contre une contribution forfaitaire, fut exposé dans un autre ouvrage : Internet & Création (2008), pied-de-nez au titre officiel de la loi « HADOPI ». Ironie de l’Histoire : le rejet de sa proposition a conduit à la situation dans laquelle les industries du divertissement passent sous les fourches caudines de plate-formes numériques qui facturent au public un accès forfaitaire, sorte de « licence locale », mais dont seulement une partie minoritaire de la valeur revient aux auteurs et ayants droit.

Sur le plan opérationnel, afin de structurer les actions citoyennes sur l’ensemble des sujets de société touchant aux libertés dans le monde numérique, et soucieux de former les jeunes générations, il co-fonda en 2008 l’association La Quadrature du Net, à la gouvernance de laquelle il participa jusqu’en 2017. Il créa une société, Sopinspace, éditrice d’outils numériques pour la participation collaborative (notamment à travers l’outil Co-ment d’annotation de propositions de textes législatifs). Il dirigea également la maison d’édition Publie.net, fournissant des ouvrages au format papier et numérique sans « verrous numériques » (DRM).

Pour Philippe Aigrain, l’avenir de la société passait par la solidarité entre les individus, en outrepassant si nécessaire les logiques parfois étroites des gouvernements. Indigné par la violence économique des institutions de l’Union européenne à l’encontre de la Grèce dirigée par Syriza, il co-fonda l’association Interdemos, pour organiser une solidarité de peuple à peuple. Par la suite, s’opposant au refoulement et à l’accueil hostile des migrants, il co-rédigea un manifeste humaniste pour une politique alternative, incarnée par le slogan : « J’accueille l’étranger ».

Informaticien, romancier, poète, éditeur, défenseur des libertés à l’ère numérique et de la dignité humaine, Philippe Aigrain incarnait pleinement l’« honnête homme » du siècle des Lumières. Il était aussi résolument moderne, tant par sa vision réticulaire du monde et de ses interactions, que de ses goûts artistiques. Il était tout cela et bien plus encore : une personne bienveillante, un compagnon de route de beaucoup, qui aura contribué à forger les convictions de plusieurs générations d’activistes et de penseurs des espaces numériques.

Merci et adishatz, Philippe.

Bibliographie

[Cet article a été publié dans le numéro 18 de novembre 2021 de 1024, le bulletin de la Société informatique de France]

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La biométrie des honnêtes gens : penser le temps long

Dans les deux premiers articles que j’ai consacrés au sujet de la biométrie, je me suis attaché, dans un premier temps, à expliquer la nature du traitement TES et la controverse qu’il soulevait puis, dans un deuxième temps, à décrire les différentes modalités techniques de mise en œuvre d’un fichier biométrique centralisé et leur faillibilité intrinsèque à garantir le respect des libertés fondamentales.
L’objectif de ce troisième article est d’aborder, plus largement, la question de l’identité et de l’usage de la biométrie à des fins régaliennes. Celle-ci n’a en effet jamais fait l’objet d’un débat public à la mesure des enjeux qu’elle soulève à l’ère numérique.

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La biométrie des honnêtes gens, reloaded

Suite à mon premier article sur « la biométrie des honnêtes gens », j’ai été questionné à plusieurs reprises sur la réalité des garanties que le gouvernement avançait pour justifier que les craintes des détracteurs du fichier TES étaient infondées. Le but de cet article, un peu plus technique que le précédent (mais, je l’espère, toujours abordable à un public non spécialiste), est de répondre à ces interrogations.

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La biométrie des honnêtes gens

La publication du décret du 28 octobre 2016 relatif au fichier des Titres Électroniques Sécurisés [1] a fait naître de grandes inquiétudes quant à la création d’un fichier centralisé d’État contenant les données biométriques de près de 60 millions de nos concitoyens. Pour en saisir les enjeux et les risques, il est important de comprendre les principes architecturaux et fonctionnels du traitement de données personnelles dont il est question.

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Penser la souveraineté numérique

La question de la souveraineté dans les espaces numériques est multiforme. Elle englobe des sujets aussi divers que la gouvernance d’Internet ou les traités comme TAFTA/TTIP qui visent, au nom de la liberté du commerce, à retirer aux États et aux peuples leur capacité à légiférer sur ces sujets.
Mal appréhender la révolution numérique, ses enjeux et les changements drastiques de paradigmes économiques qu’elle induit, conduit à une stratégie colbertiste anachronique selon laquelle il s’agirait de construire quelques « forteresses » pour barrer l’accès à notre territoire. Tel fut le cas du « cloud souverain », qui ne servit qu’à distribuer des dizaines de millions d’euros à des sociétés contrôlées par des alliés de caste, plaçant des entreprises innovantes telles qu’OVH en situation de concurrence déloyale. Tel est celui maintenant du « système d’exploitation (SE) souverain ».

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Lobbying sur la loi ESR : mais qu’allait faire l’Inria dans cette galère ?

C’est avec une suprise certaine, mêlée de consternation, que j’ai découvert la signature du PDG de l’Inria, ès qualité, au bas d’une lettre [1] s’opposant au recours prioritaire au logiciel libre dans le futur service public de l’Éducation nationale.

Les signataires de la lettre

La présence de l’AFDEL y est normale. Cette « association professionnelle », dont l’un des sept membres fondateurs est Microsoft France [2], s’est toujours plutôt apparentée à un lobby, en prenant systématiquement position en faveur des intérêts de cet éditeur dans les débats publics [3] ; celui-ci n’y fait donc pas exception. L’éducation est un marché énorme pour Microsoft, car c’est l’occasion pour cet éditeur de sensibiliser un vaste public à ses produits et de se constituer ainsi à peu de frais une « clientèle captive » de plusieurs millions d’usagers, renouvelée chaque année. Son intérêt privé est donc bien compris.

Amusante coïncidence, quand le Ministère de la défense renouvelle son contrat « open bar » avec Microsoft Irlande [4], c’est-à-dire participe ouvertement à l’évasion fiscale, bizarrement, l’AFDEL, qui est censée représenter les petits éditeurs français, est bien silencieuse. La présence en son sein de Microsoft France, qui paye lui aussi si peu d’impôts dans notre beau pays [5], y serait-elle encore pour quelque chose ?

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Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche dans le camp des agresseurs

Le filtrage autoritaire par Free de l’accès aux publicités, dans le bras de fer qui l’oppose à Google sur la rémunération des infrastructures de réseau, a eu de nombreux mérites. Un premier a été de faire prendre conscience au grand public que filtrer la publicité était possible, bien au delà du petit nombre d’utilisateurs ayant activé le greffon AdBlock sur leur navigateur Firefox. Un deuxième a été de faire sortir du bois un certain nombre d’intérêts privés, pour lesquels la mise en œuvre de ce filtrage, au moyen d’une mise à jour autoritaire de la FreeBox v6, a représenté une véritable déclaration de guerre.

Le relais de ces intérêts par la voix de Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la stratégie numérique, n’a guère surpris, tant la majorité de la Commission européenne est connue pour sa soumission aux intérêts privés. Néanmoins, sa tribune dans le journal Libération est un document méritant toute notre attention, parce qu’il reflète la stratégie construite par ces intérêts pour mettre la main sur Internet. En voici un décryptage, paragraphe par paragraphe. Continue reading

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Pourquoi rejeter le vote électronique

Le vote électronique est un serpent de mer qui refait régulièrement surface à l’occasion des différentes élections. Selon ses promoteurs, il coûte moins cher que le vote classique à bulletins papiers, est plus rapide à dépouiller, augmente la fréquentation des bureaux de vote, évite d’avoir à trouver assesseurs et scrutateurs dans les petites communes, et fait définitivement plus moderne.

Je n’argumenterai sur aucun des points ci-dessus, car le vrai problème est ailleurs : le vote électronique ne peut, par nature, aucunement garantir la sincérité du scrutin. Même s’il était moins cher (ce qui semble être faux au vu des études réalisées en Belgique), même s’il était plus pratique pour l’électeur (ce qui est contestable au vu des problèmes rencontrés et consignés par les électeurs à de nombreuses reprises) ainsi que pour les organisateurs du processus électoral (faux problème si l’on souhaite réellement conserver un système démocratique), ce seul argument emporte tous les autres.

Le problème fondamental posé par le vote électronique, qu’il s’effectue à distance (par Internet) ou bien sur « machines à voter » (en fait des ordinateurs munis d’un logiciel spécifique) au sein d’un bureau de vote traditionnel, consiste en la dématérialisation du suffrage, qui prive l’électeur, mais aussi les responsables de la bonne tenue du processus électoral (assesseurs, délégués), de toute possibilité de contrôle effectif de son déroulement.

Dans un processus électoral classique, l’électeur peut s’il le souhaite assister à l’ensemble du processus électoral dans son bureau de vote, et suivre de ses propres yeux le dépôt des bulletins dans l’urne, le vidage de celle-ci, et le décompte des suffrages par les scrutateurs (dont il peut faire partie s’il le souhaite). S’il ne peut se déplacer, il peut donner procuration à l’un des militants déclarés du parti pour le candidat duquel il souhaite voter, en se basant sur l’engagement passé de ce militant et sur l’avis des responsables locaux du parti pour se rassurer sur le fait que son mandataire votera pour le bon candidat dans le secret de l’isoloir. De même, la présence de délégués de son parti dans l’ensemble des bureaux de vote, qui effectuent un décompte parallèle au décompte officiel, lui permet de savoir si le processus électoral a été sincère ou non, condition essentielle de la démocratie. L’illusion de la démocratie est un carcan bien plus efficace que la plus stricte des dictatures.

Dans le cas du vote électronique, la dématérialisation du processus électoral revient à déléguer à un ensemble d’intermédiaires « techniques » (fabricant de l’ordinateur, concepteur du logiciel, installateur du système) le pouvoir de stocker, de décompter, et donc potentiellement de falsifier les suffrages. Parce que ces intermédiaires sont censés assurer une fonction « technique », ils sont supposés à la fois neutres et infaillibles, mais ceci est impossible à prouver, tout comme son contraire sauf en cas de fraude avérée. Le processus démocratique bascule ainsi dans l’arbitraire d’un résultat énoncé par la machine, sans qu’aucune vérification ne puisse être faite.

Rien ne permet en effet d’assurer à l’électeur que, quand il appuie sur le bouton pour voter pour le candidat « A », son suffrage n’est pas ajouté à ceux du candidat « B ». Des activistes néerlandais ont ainsi montré comment on pouvait reprogrammer un ordinateur de vote d’un modèle couramment utilisé aux Pays-Bas afin qu’il reporte 20 % des voix d’un candidat vers un autre, et il n’a fallu que cinq minutes pour installer le programme modifié dans la machine. De même, en mai 2003 à Schaerbeek en Belgique, un ordinateur a décompté 4096 voix de plus pour un candidat que le nombre de suffrages exprimé en parallèle pour sa liste. Après expertise, le phénomène a été attribué à une « inversion spontanée de la valeur d’une position binaire dans la mémoire de l’ordinateur », due aux rayons cosmiques. Si le phénomène avait concerné un scrutin uninominal et avec une valeur plus faible, l’erreur n’aurait pas été détectée. Disposer du « code source » des logiciels de vote, comme le souhaitent certains, ne sert à rien, car rien ne garantit que le logiciel en train de s’exécuter dans l’ordinateur de vote au moment du scrutin est bien celui correspondant au code source fourni. Les êtres humains peuvent voir les bulletins dans une urne transparente mais pas les électrons dans une mémoire. Dès qu’un intermédiaire s’interpose entre l’électeur et le décompte de son suffrage, aucune garantie ne peut plus être donnée sur la sincérité du scrutin.

Le vote électronique ne peut garantir à la fois le secret et la sincérité du scrutin. C’est pourquoi, si des outils électroniques peuvent être utilisés pour les scrutins publics (votes des députés et des élus, par exemple) où chaque votant peut s’assurer a posteriori que son suffrage a bien été pris en compte, il ne peut aucunement être mis en œuvre dans le cas de votes à bulletins secrets.

À titre d’illustration de la mise en œuvre d’un vote électronique par Internet par un État moderne, j’invite les personnes intéressées à lire le rapport d’observations qui m’avait été commandé par l’Association Démocratique des Français de l’Étranger – Français du Monde lors du vote par Internet organisé pour les élections de 2006 à l’Assemblée des Français de l’Étranger dans le cadre des élections sénatoriales, disponible ici. Vous y trouverez, de façon développée, les arguments brièvement exposés ci-dessus, ainsi qu’une édifiante illustration de l’inutilité des assesseurs à l’ère de l’ordinateur.

Liens

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Freedom and technique in the digital age

You will find here some thoughts and works on the evolution of the world and of its inhabitants in the digital age.

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